Redonner ses lettres de noblesse à une innovation pédagogique quelque peu oubliée de nos jours, celle représentée par l’enseignement mutuel au XIXe siècle, tel est l’objectif de cet ouvrage rédigé par Sylviane Tinembart et Edward Pahud, paru en 2019 dans la collection Focus aux Éditions Alphil. Le sujet mérite sans doute une telle entreprise: fondée sur la co-instruction entre enfants, cette méthode est popularisée à la fin du XVIIIe siècle par l’Écossais Andrew Bell et l’Anglais Joseph Lancaster. Pouvant être utilisée avec un très grand nombre d’élèves et ne requérant la présence que d’un seul maître, elle connaît un succès fulgurant. Le mutualisme se diffuse alors en Europe et ailleurs dans le monde comme une trainée de poudrée, grâce à l’engagement de nombreux philanthropes, pédagogues et réformateurs, avant d’être progressivement abandonné dès le milieu du XIXe siècle.

Sylviane Tinembart et Edward Pahud retracent cette épopée, en se penchant notamment sur les transferts et les dynamiques circulatoires dont l’enseignement mutuel a fait l’objet, ainsi que sur les diverses modalités selon lesquelles il a été appliqué dans plusieurs pays, en particulier en Suisse. Agrémenté d’images, de tableaux et d’extraits de sources, le livre fournit, dans les deux premiers chapitres, les éléments contextuels utiles pour situer et mieux comprendre l’émergence et la soudaine affirmation du mutualisme scolaire en Europe. C’est en effet suite aux profonds bouleversements politiques, économiques et sociaux provoqués par l’industrialisation que se pose la question de la généralisation de l’instruction à l’ensemble de la population, une ambition qui, au début du XIXe siècle, se heurte toutefois au manque de ressources financières, au nombre insuffisant d’établissements scolaires et à la pénurie de maîtres. Offrant une solution efficace et peu coûteuse à ces problèmes, l’enseignement mutuel est d’abord développé et expérimenté par Bell et Lancaster, non sans que cela n’enclenche d’âpres controverses au sujet de la paternité de la méthode (chapitre 3). Il se diffuse ensuite en France et en Suisse, grâce aux denses réseaux d’interconnaissance des philanthropes, des éducateurs et des partisans de l’instruction primaire de l’époque (chapitre 4), ainsi que dans d’autres contrées européennes et sur le continent américain, sans oublier l’Asie et l’Afrique (chapitre 5). Si, au cours des premières décennies du XIXe siècle, ce type d’enseignement est introduit dans bon nombre de pays, il est mis en oeuvre avec des déclinaisons et des nuances qui peuvent varier considérablement en fonction des spécificités politiques, économiques, culturelles et confessionnelles des contextes d’accueil. Qu’il soit appliqué en Grande-Bretagne, en France, en Colombie (où Bell séjourne en 1822 après s’être installé à Philadelphie en 1818) ou en Russie, le mutualisme peut s’adresser à des publics fort différents et répondre à des objectifs pédagogiques très variés. Cette plasticité est mise en évidence dans le cas suisse, auquel Sylviane Tinembart et Edward Pahud consacrent cinq chapitres. Ils y retracent la diffusion du mutualisme en Romandie et plus particulièrement dans le canton de Vaud, en se focalisant sur ses principaux protagonistes (chapitres 6 et 7). Le lecteur est plongé au sein du quotidien des classes, moult détails étant fournis sur la formation des maîtres (chapitre 8), sur le matériel d’enseignement et l’organisation des salles d’écoles (chapitre 9). Le contenu des programmes est également au coeur de l’attention: relativement rudimentaires, ils sont limités à l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et l’arithmétique, du moins au début du XIXe siècle, tout en comportant une forte composante religieuse (chapitre 10). L’ouvrage se clôt sur quelques considérations destinées à comprendre les raisons de la disparation de l’enseignement mutuel du paysage scolaire européen. Avec la diversification et la progressive codification des disciplines scolaires, l’affirmation de l’«État enseignant» et la nécessité d’homogénéiser les pratiques et les contenus de l’éducation sonnent en effet le glas d’une innovation pédagogique qui n’aura été finalement expérimentée que durant quelques décennies (chapitre 11).

Basé sur une documentation de première main et appuyé par une littérature secondaire récente, le livre tient sans doute sa promesse initiale, celle d’introduire le lecteur non spécialiste aux principaux thèmes et problèmes relatifs à une page importante de l’histoire de l’éducation. Il faut également souligner la bonne articulation entre les éléments contextuels et les études de cas qui sont présentées, celles-ci donnant à voir la «matérialité de l’enseignement» ainsi que les différentes mises en application du mutualisme en Suisse et ailleurs. Enfin, l’attention portée aux transferts et aux circulations transnationales de savoirs et de pratiques pédagogiques, qui se déploient bien au-delà de l’espace européen, permet de mettre en lumière les circuits de la mondialisation éducative à une période encore peu explorée par l’historiographie. En cela, le livre dessine les contours d’une véritable «histoire globale» du XIXe siècle, un champ d’études récemment popularisé par des historiens comme Pierre Singaravélou, Sylvain Venayre et Jürgen Osterhammel1, contribuant ainsi à ouvrir de nouvelles perspectives de recherche.

Notes
1 Voir Pierre Singaravelou, Sylvain Venayre (dir.), Histoire du monde au XIXe siècle, Paris 2017; Jürgen Osterhammel, La transformation du monde. Une histoire globale du XIXe siècle, Paris 2017.

Zitierweise:
Matasci, Damiano: Rezension zu: Tinembart, Sylviane; Pahud, Edward: Une innovation pédagogique. Le cas de l’enseignement mutuel au XIXe siècle, Neuchâtel 2019. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 71 (1), 2021, S. 182-183. Online: <https://doi.org/10.24894/2296-6013.00080>.